Du livre La cité de la diversité, Festival de Marseille, Marseille,
1997
DIFFERENCE ET INTÉGRATION
Manuel Delgado
Des espaces d'intégration
La complexité des ensembles urbains contemporains pose à coup sûr des
problèmes nouveaux. Il ne s'était jamais produit dans le passé de confrontation
aussi intense sur un espace aussi limité et entre des groupes humains porteurs
de systèmes de valeurs et d'intérêts aussi différents. Face à l'échec des
politiques d'assimilation forcée des éléments particuliers au sein d'une
majorité, d'autres politiques s'imposent et supposent la création prioritaire
d'espaces d'intégration. Ces espaces d'intégration impliquent l'acceptation des
normes de la communauté qui accueille, avec cependant le même droit et les
mêmes possibilités pour ses (nouveaux) membres de réinterpréter et de rénover
ces normes. L'idée même d'intégration établit que, malgré l'existence de divers
styles de vie et de pensée, personne ne peut réclamer l'exclusivité de l'espace
public. La nécessité de résoudre des affaires communes est parallèlement
reconnue. Il s'agit donc de construire des formes institutionnelles minimales,
mais suffisantes pour assurer l'exercice pacifique de la cohabitation dans la
mesure où l'on doit pouvoir adapter la pluralité à son environnement.
Si l'on reconnaît que la majorité des conflits entre communautés ne sont
pas dûs à des traits identitaires, ainsi que l'illusion d'une autonomie des
faits culturels pourrait inciter à le faire croire, mais à des intérêts
incompatibles, la diversité culturelle apparaît comme une source de conflits
beaucoup moins importante. Cela ne signifie pas que des conflits dérivés de la
diversification socioculturelle croissante de nos sociétés n'éclatent pas et
que celle-ci ne comporte que des avantages. Cependant, les gouvernements, comme
les sociétés civiles, ont la possibilité de favoriser des initiatives qui
réduisent à sa plus simple expression le prix exigé par l'hétérogénéité
culturelle. En premier lieu, il faut dénoncer le caractère erroné du présupposé
selon lequel une augmentation de la pluralité culturelle conduit inexorablement
à l'augmentation des conflits sociaux. Si l'on admet qu'un pourcentage élevé
des conflits qui se présentent comme ethniques, raciaux, religieux ou
interculturels sont en réalité la conséquence d'une situation d'injustice et de
pauvreté, on peut conclure qu'une amélioration des conditions de vie (logement,
travail, etc.) rendrait plus facile les échanges entre groupes humains. Bien
que tout processus d'infériorisation soit le résultat d'une opération de
différenciation préalable, la différenciation ne signifie pas automatiquement
l'établissement d'une hiérarchie. L'inégalité est souvent justifiée par des
stratégies de différenciation conçues à cet effet.
Le premier pas doit donc consister en la dénonciation des intérêts qui
utilisent la différence culturelle, religieuse ou phénotypique comme
légitimation. Une grande proportion des affrontements qui sont présentés comme
raciaux, ethniques ou identitaires sont la conséquence directe d'une relation
non équitable entre les classes sociales. Le combat pour l'acceptation
réciproque des différences se confond ainsi avec celui qui a pour objet la
réduction de l'injustice, de la misère et de l'exploitation. L'intégration culturelle
est évidemment impossible sans un minimum d'intégration socio-économique,
c'est-à-dire sans la réduction des asymétries imposées par un système
capitaliste qui privilégie trop souvent la fin au détriment des moyens.
La volonté d'insertion ne peut rejeter une évidence incontestable : une
harmonisation totale de toutes les valeurs morales et des styles de vie qui
existent dans la ville est impossible. Cette vision idyllique du
multiculturalisme est une utopie irréalisable. Il existera toujours des conflits
qui menaceront la cohabitation de groupes qui s'auto-singularisent. Il est
toutefois possible de trouver des formules d'arbitrage entre des groupes dotés
de systèmes de valeurs morales différents. Tous les groupes en présence doivent
prendre conscience que la vie en société n'est possible que dans la mesure où
il y a une homogénéité minimale qui permet d'organiser la cohabitation. Il est
inévitable que le groupe ethnique ou culturel majoritaire "organise
l'hétérogénéité" dans son environnement et se conforme à ce que les
théoriciens canadiens du multiculturalisme appellent le main stream ou courant
principal.
Il existe différents domaines dans lesquels l'intégration est
incontournable. Le marché et la sphère économique sont des cadres unitaires que
personne ne peut occulter. Le droit des groupes minoritaires au respect et à la
stimulation de ce qu'ils considèrent comme leur patrimoine culturel n'est pas
incompatible avec un espace scolaire intégré dans lequel les enfants sont
formés en vertu de valeurs qui rendent possible la cohabitation collective.
Dans une société multiculturelle, il existe beaucoup de langues, mais il est
évident que toutes ne peuvent pas être utilisées à égalité. Il est nécessaire
que la majorité établisse une ou deux langues "franches" qui
permettent les relations administratives et garantissent que nul ne soit exclu
de l'échange général d'information. Finalement un Etat moderne doit faire
comprendre que l'obéissance à des lois n'est pas négociable afin de rendre
possible une cohabitation ordonnée.
Les limites du "droit à la différence"
S'ajoutent aux conflits dérivés de la cohabitation quotidienne des
questions d'ordre moral. Il faut définir les "limites de la
tolérance", et s'il est possible ou non d'accepter sans critiquer et dans
l'absolu toutes les coutumes et tous les comportements. Certaines de ces
questions peuvent relever du domaine de la légalité dans la mesure où certains
aspects du patrimoine moral considéré par une minorité comme élémentaire pour
maintenir son intégrité identitaire peuvent s'opposer à la loi du pays, ou même
à la Charte des Droits de l'Homme.
La loi française (mais ce n'est pas un cas particulier à la France)
considère certaines configurations familiales comme inacceptables, la polygamie
notamment. Le divorce "talaq" (procédé grâce auquel le mari musulman
peut répudier unilatéralement sa femme) ne se voit reconnu aucune force légale.
Les musulmans n'ont pas non plus été exemptés des lois relatives à un partage
équitable des biens patrimoniaux. Les conflits peuvent naître aussi des
pratiques vestimentaires qu'un groupe peut considérer comme fondamentales, mais
qui supposent la transgression des règles en vigueur. Le cas le plus connu est
celui des étudiantes islamiques auxquelles on a interdit le port du tchador
dans les classes de quelques écoles françaises au nom de la laïcité. Les juifs
orthodoxes ont demandé aux Etats-Unis le droit de porter la yarmulka dans
l'armée. Au nom de leur droit à porter le turban, les sikhs immigrés au Canada
ont revendiqué la possibilité de ne pas utiliser le casque obligatoire pour
circuler en moto...
D'autres problèmes sont liés aux droits que les familles dissidentes sur le
plan culturel revendiquent pour l'éducation de leurs enfants. Ces
"désobéissances" affectent le caractère obligatoire de
l'enseignement, comme c'est le cas pour les minorités religieuses amish aux
Etats-Unis, ou pour les doukhobors ou les hutteriens au Canada qui font sortir
leurs enfants du collège à seize ans. D'autres associations confessionnelles ont
été accusées d'employer des méthodes éducatives inacceptables. Quelques groupes
indiens des Etats-Unis ou les gitans en Espagne ont souhaité utiliser des modes
de résolution des conflits qui contreviennent au monopole de l'Etat sur l'usage
de la violence. L'obligation faite aux enfants sikhs de porter en permanence un
poignard sur leur tête a été pour cette raison l'objet de conflits. D'autres
minorités culturelles ont rencontré des problèmes dans de nombreux pays parce
qu'elles refusaient de faire le service militaire au nom de leurs impératifs
moraux. C'était le cas des "Témoins de Jehova", des quakers ou, plus
largement, des objecteurs de conscience.
Le cadre minimal d'homogénéité qu'il convient de respecter peut être celui
qui est défini par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, même si
cette déclaration est incontestablement la projection des principes de la
culture européenne. Dit d'une autre manière, la diversité culturelle ne peut
être acceptée si elle ébranle par exemple le principe en vertu duquel tous les
êtres humains naissent libres et égaux en droits. Ce qui n'exclut nullement la
défense et l'affirmation des droits des minorités.
Les droits des minorités
L'intégration culturelle requiert aussi une pleine intégration légale, car les
pays qui ont inventé les Droits de l'Homme doivent être capables d'appliquer
ces droits à l'intérieur de leurs propres frontières. Cela implique la garantie
d'égalité parmi toutes les personnes qui forment une société, parmi tous ceux
qui méritent d'être reconnus comme citoyens. Cette égalité devant la loi
suppose l'existence d'un autre niveau d'insertion, l'intégration politique, qui
doit assurer le plein accès de chacun aux institutions que la société accepte
comme instances de médiation et d'arbitrage malgré tout ce qui distingue chaque
individu.
Cela pose un problème jusqu'à un certain point inédit. Si l'on part de la
prémisse selon laquelle toute personne privée de son cadre communautaire perd
des aspects fondamentaux de son identité personnelle, cela implique que la
pleine réalisation de l'individu au sein de la société soit accompagnée du
respect et de la protection de son entourage, car c'est lui dont dépend en
dernière instance sa propre intégrité morale. Le problème apparaît lorsqu'un
système légal comme celui des démocraties libérales ne reconnaît comme seuls
titulaires de droits que les individus et opère une homogénéisation qui établit
une égalité entre les particuliers au moyen de la notion abstraite de
citoyenneté. Les collectivités n'ont pas de droits en tant que telles dans la
mesure où les institutions familiales, religieuses, économiques, politiques
n'ont d'existence que parce qu'elles sont étroitement liées aux sujets concrets
qui les représentent et suivent leurs normes spécifiques. D'après les
théoriciens du multiculturalisme radical, la solution serait de reconnaître
légalement les minorités afin qu'elles soient dotées de droits et d'obligations
en tant que telles.
En vue d'établir de possibles formules d'intégration légale et politique
des minorités, la première difficulté réside dans le choix du critère en vertu
duquel on décide que telle ou telle communauté peut être homologuée, saisie
comme culturellement différenciée et composée de tels membres. Le danger réside
évidemment dans la "tribalisation" de la vie civile et dans
l'enfermement de chaque individu dans son ethnie. Les pratiques de
reconnaissance des "droits des minorités ethniques" ont souvent
produit des effets pervers. D'abord parce que la dénomination donnée à un
groupe minoritaire ou ethnique implique d'une certaine manière sa ségrégation
juridique. Le "stigmate positif" contient en germe sa
"démonisation" virtuelle. Ensuite parce que la volonté de reconnaître
des secteurs clairement différenciés de la population urbaine peut déboucher
sur une division artificielle de la société en segments qui n'existent pas dans
la réalité. Beaucoup de "minorités ethniques" sont de fait le produit
de statistiques dénuées de tout fondement et dont la fonction est simplement de
faciliter le contrôle de secteurs considérés comme "en marge", en
dehors de la norme. Aux Etats-Unis, la dénomination "asiatique",
hispanique" ou "noir" désigne des minorités ethniques qui
n'existent que virtuellement et qui unissent des groupes humains dépourvus entre
eux de la moindre relation. La catégorie "hispanique" ne fait pas la
distinction entre un portoricain et un espagnol, un colombien, un immigrant
illégal mexicain ou un "chicano". Il en va de même pour l'étiquette
"asiatique" qui "met dans le même sac" coréens, chinois et
japonais... L'invention journalistique et aujourd'hui plus directement
policière des "tribus urbaines" qui séparent soi-disant les jeunes
montre jusqu'à quel point cette obsession d'ethnicisation artificielle des
villes peut aller...
Dans la pratique, les politiques de reconnaissance des différences ont plus
souvent été des sources de problèmes qu'elles n'ont apporté de solution. En
Grande-Bretagne, une politique multiculturaliste bien intentionnée a permis de
confiner la population immigrée dans de véritables ghettos. La notion de
"minorité ethnique" s'y applique seulement à des groupes issus de
pays pauvres ou d'anciennes colonies. On a déjà vu que le terme
"ethnique" implique dans l'imaginaire social actuel une infériorité.
On pourrait dire la même chose du qualificatif "minorité" qui a la
vertu de "minoriser" automatiquement le groupe auquel il s'applique.
Le fait de réclamer des droits pour les minorités a été remis en question
par ceux qui pensent que les impératifs de l'égalité des droits et des chances,
les libertés d'association, de culte, d'expression, de libre circulation, etc.,
doivent suffire à protéger les collectivités auto-différenciées. De fait, le
système des libertés publiques a été conçu pour rendre possible une société plurielle
dans laquelle les idées et les pratiques de chacun pourraient avoir certaines
garanties. Le système démocratique ne serait-il pas par hasard un ordre public
qui assume la défense de l'autonomie et de l'indépendance des sujets aussi bien
individuels que collectifs, leur permet et les oblige à la cohabitation et à la
coopération au nom du consensus dont bénéficie la loi? Pour assurer l'exercice
du droit à la différence, il faut avant tout approfondir la mission originelle
de la démocratie qui est de sauvegarder la liberté de choix. A cette fin,
l'Etat doit réaffirmer sa neutralité, élargir sa laïcité jusqu'à atteindre la
pluralité culturelle au-delà de la pluralité religieuse.
Le respect des différences pose également le dilemme selon lequel les singularités
identitaires impliquent la fragilisation des droits individuels. On a vu cet
aspect dans les exemples relatifs au statut inférieur imposé aux femmes dans
certains codes culturels ou dans la restriction du droit à l'éducation ou à la
libre circulation imposée par certaines organisations religieuses à leurs
fidèles. Une issue serait éventuellement de garantir que les concessions au
maintien d'une tradition bien déterminée soient accompagnées de mesures
assurant le droit de ceux qui les respectent de les critiquer, de les modifier
ou de les abandonner. Il s'agirait donc de combiner deux principes qui doivent
être également protégés, celui de l'autonomie individuelle et celui des sphères
identitaires dans lesquelles l'autonomie prend tout son sens. Il s'agirait
aussi de réclamer que les sujets reçoivent la double possibilité de s'insérer
dans le système de leur communauté et de remettre en cause sa structure
normative et institutionnelle.
Une fois admis que des limites légales à l'exercice de la diversité
culturelle sont nécessaires pour une régulation minimale de l'interaction
sociale, il faut également dire que les lois et leur interprétation doivent
témoigner d'une sensibilité nouvelle face à la pluralité de ceux auxquels elles
s'appliquent. Loin de tous les dogmatismes, la voie de la réinterprétation
constante, d'une reformulation et d'une auto-correction ininterrompues des
termes de l'accord concernant la société dans son ensemble composée de segments
interdépendants est donc incontournable (Habermas). En ce sens, les campagnes
de défense de la multiculturalité ne servent pas seulement à avertir contre le
danger de l'intolérance. Elles obligent l'ensemble de la société à réfléchir
sur le sens des coutumes et le caractère inaltérable des principes moraux sur
lesquels elles s'appuient, mais également sur les raisons pour lesquelles les
gens acceptent ces valeurs et certaines pratiques au détriment d'autres.
[Photo Damon Coulter, sungypsy.wordpress.com]