dimecres, 12 de setembre del 2012

"Difference et intégration". Du livre "La cité de la diversité" (Festival de Marseille, 1997)

Du livre La cité de la diversité, Festival de Marseille, Marseille, 1997

DIFFERENCE ET INTÉGRATION
Manuel Delgado

Des espaces d'intégration

La complexité des ensembles urbains contemporains pose à coup sûr des problèmes nouveaux. Il ne s'était jamais produit dans le passé de confrontation aussi intense sur un espace aussi limité et entre des groupes humains porteurs de systèmes de valeurs et d'intérêts aussi différents. Face à l'échec des politiques d'assimilation forcée des éléments particuliers au sein d'une majorité, d'autres politiques s'imposent et supposent la création prioritaire d'espaces d'intégration. Ces espaces d'intégration impliquent l'acceptation des normes de la communauté qui accueille, avec cependant le même droit et les mêmes possibilités pour ses (nouveaux) membres de réinterpréter et de rénover ces normes. L'idée même d'intégration établit que, malgré l'existence de divers styles de vie et de pensée, personne ne peut réclamer l'exclusivité de l'espace public. La nécessité de résoudre des affaires communes est parallèlement reconnue. Il s'agit donc de construire des formes institutionnelles minimales, mais suffisantes pour assurer l'exercice pacifique de la cohabitation dans la mesure où l'on doit pouvoir adapter la pluralité à son environnement.

Si l'on reconnaît que la majorité des conflits entre communautés ne sont pas dûs à des traits identitaires, ainsi que l'illusion d'une autonomie des faits culturels pourrait inciter à le faire croire, mais à des intérêts incompatibles, la diversité culturelle apparaît comme une source de conflits beaucoup moins importante. Cela ne signifie pas que des conflits dérivés de la diversification socioculturelle croissante de nos sociétés n'éclatent pas et que celle-ci ne comporte que des avantages. Cependant, les gouvernements, comme les sociétés civiles, ont la possibilité de favoriser des initiatives qui réduisent à sa plus simple expression le prix exigé par l'hétérogénéité culturelle. En premier lieu, il faut dénoncer le caractère erroné du présupposé selon lequel une augmentation de la pluralité culturelle conduit inexorablement à l'augmentation des conflits sociaux. Si l'on admet qu'un pourcentage élevé des conflits qui se présentent comme ethniques, raciaux, religieux ou interculturels sont en réalité la conséquence d'une situation d'injustice et de pauvreté, on peut conclure qu'une amélioration des conditions de vie (logement, travail, etc.) rendrait plus facile les échanges entre groupes humains. Bien que tout processus d'infériorisation soit le résultat d'une opération de différenciation préalable, la différenciation ne signifie pas automatiquement l'établissement d'une hiérarchie. L'inégalité est souvent justifiée par des stratégies de différenciation conçues à cet effet.

Le premier pas doit donc consister en la dénonciation des intérêts qui utilisent la différence culturelle, religieuse ou phénotypique comme légitimation. Une grande proportion des affrontements qui sont présentés comme raciaux, ethniques ou identitaires sont la conséquence directe d'une relation non équitable entre les classes sociales. Le combat pour l'acceptation réciproque des différences se confond ainsi avec celui qui a pour objet la réduction de l'injustice, de la misère et de l'exploitation. L'intégration culturelle est évidemment impossible sans un minimum d'intégration socio-économique, c'est-à-dire sans la réduction des asymétries imposées par un système capitaliste qui privilégie trop souvent la fin au détriment des moyens.

La volonté d'insertion ne peut rejeter une évidence incontestable : une harmonisation totale de toutes les valeurs morales et des styles de vie qui existent dans la ville est impossible. Cette vision idyllique du multiculturalisme est une utopie irréalisable. Il existera toujours des conflits qui menaceront la cohabitation de groupes qui s'auto-singularisent. Il est toutefois possible de trouver des formules d'arbitrage entre des groupes dotés de systèmes de valeurs morales différents. Tous les groupes en présence doivent prendre conscience que la vie en société n'est possible que dans la mesure où il y a une homogénéité minimale qui permet d'organiser la cohabitation. Il est inévitable que le groupe ethnique ou culturel majoritaire "organise l'hétérogénéité" dans son environnement et se conforme à ce que les théoriciens canadiens du multiculturalisme appellent le main stream ou courant principal.

Il existe différents domaines dans lesquels l'intégration est incontournable. Le marché et la sphère économique sont des cadres unitaires que personne ne peut occulter. Le droit des groupes minoritaires au respect et à la stimulation de ce qu'ils considèrent comme leur patrimoine culturel n'est pas incompatible avec un espace scolaire intégré dans lequel les enfants sont formés en vertu de valeurs qui rendent possible la cohabitation collective. Dans une société multiculturelle, il existe beaucoup de langues, mais il est évident que toutes ne peuvent pas être utilisées à égalité. Il est nécessaire que la majorité établisse une ou deux langues "franches" qui permettent les relations administratives et garantissent que nul ne soit exclu de l'échange général d'information. Finalement un Etat moderne doit faire comprendre que l'obéissance à des lois n'est pas négociable afin de rendre possible une cohabitation ordonnée.

Les limites du "droit à la différence"

S'ajoutent aux conflits dérivés de la cohabitation quotidienne des questions d'ordre moral. Il faut définir les "limites de la tolérance", et s'il est possible ou non d'accepter sans critiquer et dans l'absolu toutes les coutumes et tous les comportements. Certaines de ces questions peuvent relever du domaine de la légalité dans la mesure où certains aspects du patrimoine moral considéré par une minorité comme élémentaire pour maintenir son intégrité identitaire peuvent s'opposer à la loi du pays, ou même à la Charte des Droits de l'Homme.

La loi française (mais ce n'est pas un cas particulier à la France) considère certaines configurations familiales comme inacceptables, la polygamie notamment. Le divorce "talaq" (procédé grâce auquel le mari musulman peut répudier unilatéralement sa femme) ne se voit reconnu aucune force légale. Les musulmans n'ont pas non plus été exemptés des lois relatives à un partage équitable des biens patrimoniaux. Les conflits peuvent naître aussi des pratiques vestimentaires qu'un groupe peut considérer comme fondamentales, mais qui supposent la transgression des règles en vigueur. Le cas le plus connu est celui des étudiantes islamiques auxquelles on a interdit le port du tchador dans les classes de quelques écoles françaises au nom de la laïcité. Les juifs orthodoxes ont demandé aux Etats-Unis le droit de porter la yarmulka dans l'armée. Au nom de leur droit à porter le turban, les sikhs immigrés au Canada ont revendiqué la possibilité de ne pas utiliser le casque obligatoire pour circuler en moto...

D'autres problèmes sont liés aux droits que les familles dissidentes sur le plan culturel revendiquent pour l'éducation de leurs enfants. Ces "désobéissances" affectent le caractère obligatoire de l'enseignement, comme c'est le cas pour les minorités religieuses amish aux Etats-Unis, ou pour les doukhobors ou les hutteriens au Canada qui font sortir leurs enfants du collège à seize ans. D'autres associations confessionnelles ont été accusées d'employer des méthodes éducatives inacceptables. Quelques groupes indiens des Etats-Unis ou les gitans en Espagne ont souhaité utiliser des modes de résolution des conflits qui contreviennent au monopole de l'Etat sur l'usage de la violence. L'obligation faite aux enfants sikhs de porter en permanence un poignard sur leur tête a été pour cette raison l'objet de conflits. D'autres minorités culturelles ont rencontré des problèmes dans de nombreux pays parce qu'elles refusaient de faire le service militaire au nom de leurs impératifs moraux. C'était le cas des "Témoins de Jehova", des quakers ou, plus largement, des objecteurs de conscience.

Le cadre minimal d'homogénéité qu'il convient de respecter peut être celui qui est défini par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, même si cette déclaration est incontestablement la projection des principes de la culture européenne. Dit d'une autre manière, la diversité culturelle ne peut être acceptée si elle ébranle par exemple le principe en vertu duquel tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits. Ce qui n'exclut nullement la défense et l'affirmation des droits des minorités.


Les droits des minorités

L'intégration culturelle requiert aussi une pleine intégration légale, car les pays qui ont inventé les Droits de l'Homme doivent être capables d'appliquer ces droits à l'intérieur de leurs propres frontières. Cela implique la garantie d'égalité parmi toutes les personnes qui forment une société, parmi tous ceux qui méritent d'être reconnus comme citoyens. Cette égalité devant la loi suppose l'existence d'un autre niveau d'insertion, l'intégration politique, qui doit assurer le plein accès de chacun aux institutions que la société accepte comme instances de médiation et d'arbitrage malgré tout ce qui distingue chaque individu.

Cela pose un problème jusqu'à un certain point inédit. Si l'on part de la prémisse selon laquelle toute personne privée de son cadre communautaire perd des aspects fondamentaux de son identité personnelle, cela implique que la pleine réalisation de l'individu au sein de la société soit accompagnée du respect et de la protection de son entourage, car c'est lui dont dépend en dernière instance sa propre intégrité morale. Le problème apparaît lorsqu'un système légal comme celui des démocraties libérales ne reconnaît comme seuls titulaires de droits que les individus et opère une homogénéisation qui établit une égalité entre les particuliers au moyen de la notion abstraite de citoyenneté. Les collectivités n'ont pas de droits en tant que telles dans la mesure où les institutions familiales, religieuses, économiques, politiques n'ont d'existence que parce qu'elles sont étroitement liées aux sujets concrets qui les représentent et suivent leurs normes spécifiques. D'après les théoriciens du multiculturalisme radical, la solution serait de reconnaître légalement les minorités afin qu'elles soient dotées de droits et d'obligations en tant que telles.

En vue d'établir de possibles formules d'intégration légale et politique des minorités, la première difficulté réside dans le choix du critère en vertu duquel on décide que telle ou telle communauté peut être homologuée, saisie comme culturellement différenciée et composée de tels membres. Le danger réside évidemment dans la "tribalisation" de la vie civile et dans l'enfermement de chaque individu dans son ethnie. Les pratiques de reconnaissance des "droits des minorités ethniques" ont souvent produit des effets pervers. D'abord parce que la dénomination donnée à un groupe minoritaire ou ethnique implique d'une certaine manière sa ségrégation juridique. Le "stigmate positif" contient en germe sa "démonisation" virtuelle. Ensuite parce que la volonté de reconnaître des secteurs clairement différenciés de la population urbaine peut déboucher sur une division artificielle de la société en segments qui n'existent pas dans la réalité. Beaucoup de "minorités ethniques" sont de fait le produit de statistiques dénuées de tout fondement et dont la fonction est simplement de faciliter le contrôle de secteurs considérés comme "en marge", en dehors de la norme. Aux Etats-Unis, la dénomination "asiatique", hispanique" ou "noir" désigne des minorités ethniques qui n'existent que virtuellement et qui unissent des groupes humains dépourvus entre eux de la moindre relation. La catégorie "hispanique" ne fait pas la distinction entre un portoricain et un espagnol, un colombien, un immigrant illégal mexicain ou un "chicano". Il en va de même pour l'étiquette "asiatique" qui "met dans le même sac" coréens, chinois et japonais... L'invention journalistique et aujourd'hui plus directement policière des "tribus urbaines" qui séparent soi-disant les jeunes montre jusqu'à quel point cette obsession d'ethnicisation artificielle des villes peut aller...

Dans la pratique, les politiques de reconnaissance des différences ont plus souvent été des sources de problèmes qu'elles n'ont apporté de solution. En Grande-Bretagne, une politique multiculturaliste bien intentionnée a permis de confiner la population immigrée dans de véritables ghettos. La notion de "minorité ethnique" s'y applique seulement à des groupes issus de pays pauvres ou d'anciennes colonies. On a déjà vu que le terme "ethnique" implique dans l'imaginaire social actuel une infériorité. On pourrait dire la même chose du qualificatif "minorité" qui a la vertu de "minoriser" automatiquement le groupe auquel il s'applique.
           
Le fait de réclamer des droits pour les minorités a été remis en question par ceux qui pensent que les impératifs de l'égalité des droits et des chances, les libertés d'association, de culte, d'expression, de libre circulation, etc., doivent suffire à protéger les collectivités auto-différenciées. De fait, le système des libertés publiques a été conçu pour rendre possible une société plurielle dans laquelle les idées et les pratiques de chacun pourraient avoir certaines garanties. Le système démocratique ne serait-il pas par hasard un ordre public qui assume la défense de l'autonomie et de l'indépendance des sujets aussi bien individuels que collectifs, leur permet et les oblige à la cohabitation et à la coopération au nom du consensus dont bénéficie la loi? Pour assurer l'exercice du droit à la différence, il faut avant tout approfondir la mission originelle de la démocratie qui est de sauvegarder la liberté de choix. A cette fin, l'Etat doit réaffirmer sa neutralité, élargir sa laïcité jusqu'à atteindre la pluralité culturelle au-delà de la pluralité religieuse.

Le respect des différences pose également le dilemme selon lequel les singularités identitaires impliquent la fragilisation des droits individuels. On a vu cet aspect dans les exemples relatifs au statut inférieur imposé aux femmes dans certains codes culturels ou dans la restriction du droit à l'éducation ou à la libre circulation imposée par certaines organisations religieuses à leurs fidèles. Une issue serait éventuellement de garantir que les concessions au maintien d'une tradition bien déterminée soient accompagnées de mesures assurant le droit de ceux qui les respectent de les critiquer, de les modifier ou de les abandonner. Il s'agirait donc de combiner deux principes qui doivent être également protégés, celui de l'autonomie individuelle et celui des sphères identitaires dans lesquelles l'autonomie prend tout son sens. Il s'agirait aussi de réclamer que les sujets reçoivent la double possibilité de s'insérer dans le système de leur communauté et de remettre en cause sa structure normative et institutionnelle.

Une fois admis que des limites légales à l'exercice de la diversité culturelle sont nécessaires pour une régulation minimale de l'interaction sociale, il faut également dire que les lois et leur interprétation doivent témoigner d'une sensibilité nouvelle face à la pluralité de ceux auxquels elles s'appliquent. Loin de tous les dogmatismes, la voie de la réinterprétation constante, d'une reformulation et d'une auto-correction ininterrompues des termes de l'accord concernant la société dans son ensemble composée de segments interdépendants est donc incontournable (Habermas). En ce sens, les campagnes de défense de la multiculturalité ne servent pas seulement à avertir contre le danger de l'intolérance. Elles obligent l'ensemble de la société à réfléchir sur le sens des coutumes et le caractère inaltérable des principes moraux sur lesquels elles s'appuient, mais également sur les raisons pour lesquelles les gens acceptent ces valeurs et certaines pratiques au détriment d'autres.

[Photo Damon Coulter, sungypsy.wordpress.com]





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