Dans Migrations critiques. Repenser les migrations
comme mobilités humaines en Méditerranée
sous la direction de Salvatore Palidda, Karthala, París,
2011, pp. 117-129.
Le racisme cosmopolite
Manuel Delgado
Le rôle des institutions par rapport au «problème» de
l’immigration est double. D'une part, les instances officielles affirment que
l’immigration est vraiment un problème et on décrit cet affaire insinuant qu'il est le
principal ou un des plus importantes que le pays subit. Alors on projette une
image publique qui tente de surdimensionner les conflits et remarque ses aspects les
plus mélodramatiques et truculents. Une fois que les institutions et la presse à
son service ont été autoconvaincus et ont convaincu le public qu'il existe un grand motif de
souci social et même une authentique anxiété collective, alors ces mêmes
instances -les gouvernement et les média- établissent les mécanismes pour nous
protéger de cette menace ; mais, en même temps, ils tâchent d'atténuer le problème et les
solutions -souvent très sévèresqui viennent d’être suscitées: ils assurent que dans cette
mission les fondements humanistes de notre civilisation seront sauvegardés et,
bien sûr, la lutte contre l’«invasion» ne négligera jamais le respect scrupuleux
des droits humains et des valeurs démocratiques.
Ce double discours des institutions inquiètes et
provocatrices d'inquiétude -à cause de l'"alarmant problème de
l'immigration"- implique des pratiques administratives consistant non seulement dans la protection, mais aussi
dans l’institutionnalisation de l'exploitation, de la marginalité, de l'injustice, de la
ségrégation et d’un numéro indéterminé de variétés d'exclusion et négations sociales
qui affectent surtout les plus vulnérables, parmi lesquelles les travailleurs et
travailleuses étrangers en situation précaire chronique, victimes d'un double marquage sociale
dénigratoire (pauvres et étrangers illégales ou/et illégitimes).
Les pouvoirs assument, donc, la tâche d'ennuyer la
population à propos d'un cadre proche de l'émergence nationale provoquée par
l'immigration, bien qu’ils nous tranquillisent avec l'idée que tout est sous contrôle et
nous ne nous écarterons pas de nos supposés principes moraux fondateurs. Au même temps, cependant,
les mêmes institutions mettent en place les instruments et les
mécanismes de l'abus systématique et généralisé sur les travailleurs étrangers et leurs
familles. D'un cote, le discours des «bonnes pratiques», de l'autre, à ses antipodes, les
pratiques réelles. C’est sur ces nouveaux prolétaires -qu'ils travaillent ou
qu'ils cherchent du travail ou comme exilés dans les territoires de la
marginalité sociale et de la délinquance- que retombe la pire partie des dynamiques
d'accumulation et croissance des taxes des profits. Loin de faire quelque chose pour
corriger les pratiques patronales basées en l'exploitation ou la spéculation immobilière,
bien loin de rectifier la tendance au démantèlement des services publiques, loin d'assurer
une amélioration des prestations sociales qu’on nous avaient fait miroiter
comme le futur état du bien-être..., aujourd'hui les productions idéologiques
institutionnelles reprennent leur ambiguïté intrinsèque et parlent surtout du «dialogue parmi les
cultures», d'«ouverture à l'autre», de «diversité culturel» et d'autres invocations
abstraites des bons sentiments. Voilà en ce que consistent dans ce moment-ci les nouvelles faces du
racisme, dont la grande ruse consiste dans les faire passer par le contraire de ce
qu'elles sont en réalité.
La diversité culturelle ainsi apprivoisée se constitue
non seulement dans une source de légitimité idéologique qui montre comme
horizontales des rapports sociaux brutalement verticales, mais elle peut
devenir un magnifique affaire et toute une industrie; car ses produits ont été placés sur le marché
comme authentiques nouveaux produits typiques, qu'ils ne sont pas traditionnelles,
mais propres d'un nouveau goût local, qui n'est singulier, mais divers. De fait, les
classes moyennes qui nourrissent les processus de gentrification cherchent justement ceci:
mélange culturel, bigarrure inoffensive de gens diverses, paysages multicolores
capables de donner un air cosmopolite de leur quotidienneté. Nous sommes en face de
cette nouvelle correction politique consubstantielle à la production d'une image
moralisante du monde social où les intérêts de classe ont été cachés. Qu’est-ce qu’on
nie? Une expérience sociale au ras du sol marquée par la douleur, les manques, les
injustices que souffrent des êtres humaines réels, caricaturés maintenant comme un
sympathique et cher mosaïque culturel; une réalité faite d'exploitation et de misère
que, d’en haut, nous sommes invités à contempler comme un grand spectacle sensualiste.
De fait, l'antiracisme officiel et celui pratiqué par
nombre d’organisations représente une variable du citoyennenisme, cette
idéologie qui est arrivé à administrer et tempérer les restes du gauchisme de la classe moyenne,
mais aussi d'une bonne partie de ce qui a survécu du mouvement ouvrier. Comme on le sait, le citoyennisme est la doctrine de référence d'une suite
de mouvements de réforme morale du capitalisme qui aspirent à atténuer ses effets
grâce à un aiguisement des valeurs démocratiques abstraites et une augmentation des
compétences étatiques qui la rendront possible, considérant que l'exploitation et
l'injustice sociale ne sont pas des facteurs structurelles et même structurantes du système
socioéconomique existant, mais des simples accidentes ou contingences d'un ordre social
qu’on croit possible améliorer éthiquement.
Ces mouvements –du volontariat confessionnel à un certain
radicalisme dramatique- se postulent comme médiateurs (il serait
meilleur de dire coup-feu) entre les pouvoirs politiques et économiques et les segments
sociaux problématiques, en représentant les premières devant les deuxièmes et, à
l'inverse, usurpant la voix des deuxièmes devant les premières. Et c’est ainsi que,
périodiquement, le citoyen moyen est placé par l'Administration et ses ONG dépendants
devant de mises en scène dont le sujet est la pluralité humaine; c’est celle qu’on peut
voir déployée tous les jours autour de nous, dans les rues, dans les marchés, dans les bus,
mais qui, soudain, est placée entre guillemets par les différentes fêtes de la
diversité, semaines de la tolérance, journées de la coexistence entre cultures, presque
toujours dans des enceintes fermées, souvent payantes, et où celui qu’y assiste est invité à
participer à et à regarder -comme un touriste ou un consommateur qui se promène dans un
centre commercial- des expressions culturelles lointaines, jamais vu chez lui.
Dans les fêtes de la diversité et dans les écoles multiculturelles nous apprenons les
recettes de cuisine de l'«autre», les dates de son calendrier et les noeuds de son kimono ou de
son tchador. Sous autant exotisme on se ferme l'espace pour les véritables
questions: Quant est-ce que tu est partie? Qu'est-ce que tu as laissé là? Qu'est-ce que tu
as trouvé ici? Combien gagne-toi? Es-tu seule?» (Espai en blanc, 2004: 63). Cette
différence qu'on nous montre dans les grands bazars multiculturels est une différence
désactivée, inoffensive, de jouet, sans aucune capacité de remettre en question, rendue au
service d'une imaginaire société multicolore et éclectique, dans laquelle les immigrés
misérabilisés ont devenu souriants figurantes dans un spot de promotion d'un univers
harmonieux et non conflictuel.
Il s'impose ici une récupération de l’accusation féroce
de Nietzsche contre toute théorie des valeurs, dans laquelle, comme a remarqué
Gilles Deleuze, la modernité su engendrer un nouveau conformisme et des nouvelles
soumissions. Toute la généalogie nietzschéenne est, dans ce sens, généalogie des valeurs,
c'est à dire archéologie des arguments qui protègent et immunisent ce qu'on donne pour
déjà su. Concrètement, on peut souligner la lucidité de cette pièce fondamental de
la philosophie «à coups de marteau» qu'est L'Antéchrist, là où on peut
trouver un démasquement des différentes formes de «bon coeur», de tous les exhibitionnistes de la
bonté qu'affirment combattre la misère des autrui mais qu’ils font tout le
possible pour la conserver et la multiplier, car en fin de compte ils vivent de
et pour elle. Rien de pire, de plus malsaine que ce culte de la pauvreté et du
fracas qu'on peut trouver derrière la miséricorde chrétienne, dont la variante
laïque actuelle serait ce qu’on nomme avec euphémisme «solidarité».
Nietszche méprisait «cette tolérance, cette largueur du
coeur qui ‘pardonne’ tout parce qu’elle ‘comprend’ tout». «Plutôt vivre parmi les glaces
que subir les vertus modernes et autres vents du sud», il clame dans la première page
de son oeuvre. Les choses n'ont pas trop changé.
Aujourd'hui, pires que les racistes sont les vertueuses du dialogue entre les cultures, les
cultivateurs de l'ouverture à l'autre, tous ceux qui se réfugient dans certaines ONG consacrées à
supplanter les humiliés. Une identification entre la pséudomoralité chrétienne et
le solidarisme actuelle à laquelle arrivait aussi Bertolt Brecht dans sa Sainte
Jeanne des abattoirs. Dans l’ouvre, les activistes chrétiennes nommés les Chapeaux Noirs
jouent dans le conflit entre travailleurs et le patronat des abattoirs de Chicago un
rôle pas différent de ce qui jouent certaines organisations humanitaires et solidaires
qu'intervient pour rapport avec le nouvel prolétariat d'origine immigrant et, au au-delà,
avec les masses appauvries de ce qu'ont désigne le «tiers monde». Une des Chapeaux Noirs,
Jeanne Dark, c'est une jeune idéaliste, l’incarnation parfaite de cette virtuosité que
Nietzsche détestait et que, malgré ses bonnes intentions, est devenue l'instrument
convenable d'une institution bienfaisante que Brecht nous montre comme nourrie directement par les
puissants auxquels est asservie.
Son objet: calmer l'agitation des opprimés et maltraités,
dévier l'attention du noyau des problèmes -ce de l'exploitation d'une majorité
par une minorité-, faire prosélytisme pour les valeurs de la patience et la
résignation face a cette injustice qu'on dénonce seul d'une manière tiède. Les vieux principes de
la bonté chrétienne s'occupent maintenant des nouveaux valeurs des droits humains ou du
démocraticisme abstrait. Du christianisme bénéfique dénoncé par Nietzsche nous sommes
passés au langage de la tolérance et du dialogue. Quand la Jeanne Dark de Brecht
découvre que son combat a été inutile et «j’ai fait tort aux persécutés / Et n’ai
servi que les persécuteurs», cependant elle continue: «Moi même, qu’ai je fait? Rien / Quelles
que soient les apparences / Que rien ne sort tenu pour honorable / Hormis ce qui change
le monde / Définitivement: il en a grand besoin / Moi, pour les exploiteurs, je vins à
point nommé / Hélas! Bonté sans conséquence! Sentiments / Qui n’ont pas laissé la moindre
empreinte».
Dans une société dans laquelle la lutte de classes est
finalement abolie au nom du «vivre en commun des cultures», c'est indispensable
répandre le discours moralisant de l’empathie a mutuelle entre les pluriels,
l'esthétique Benetton de la différence. Derrière on cache et on légitime le
sommeil doré totalitaire d'un dépassement sentimental des conflits au nom des
valeurs abstraites montrés comme les plus élevés.C'est cela qu’on nous
répétaient des hauts voix officiels: «Tendez vos mains aux différents; montrez
leur une fois de plus que votre supériorité consiste dans ce que vous ne
considérez pas supérieurs, malgré vous le savez. La modalité d'une des devises
les plus astucieuses que les pouvoirs ont été capables d'inventer et de manier:
«Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés»
De la tolérance, l'humanitarisme et la solidarité
caritative de notre temps Nietzsche ait pu dire le même qu’il a écrit dans l'Antéchrist:
pour elles «Sudpprimer une détresse quelconque allait à l’encontre de ses
intérêts les plus vrais: les détresses, elle en vivait, et elle en créa pour
s’éterniser». Le racisme est, aujourd'hui, surtout «tolérant». L'exploitation,
l'exclusion, les poursuites..., tout ce qui apparaît dans ce moment dissimule sous des invocations melliflues aux nouveaux
mots magiques -dialogue, solidarité, coopération, compréhension mutuelle- avec
lesquels on veut atténuer la rage et la passion des offensés, dans des liturgies où les
nouveaux despotes peuvent exhiber leur générosité. Actualité absolue, pourtant, du mépris
vers cette barbosité christianoïde qu'aime se vautrer dans la résignation et le mensonge et
qu'il n'est pas d'autre chose que fausse compromis ou compromis lâche. Parce que ce
discours multiculturel qui proclame respect et compréhension est en réalité une pure
catéchèse au service du Dieu de la pauvreté, du désespoir, de la cochonnerie;
démagogie qui fait l'éloge de la diversité après avoir désactivé sa capacité de
questionnement et après l’avoir volé de la vie.
[La photographie est au centre de détention d'immigrés de la Zona Franca, Barcelone. L'auteur est Andreu Dalmau/EFE]