"So Weiss", de Simone Decker, una de les obres de la mostra |
Texte pour le catalogue de l'exposition "Fragilités", Fondation Cartier, Toulouse, septembre-octobre 2002, comissarié par Marta Gili
IDENTITÉS MOUVANTES
Manuel Delgado
Peu de choses aussi cassantes que l’identité. Il se peut que la conscience
que nous avons de sa fragilité extrême justifie notre volonté de la
défendre comme le bien le plus précieux,
et de lui accorder ce traitement liturgique que nous réservons à ces instances ineffables
que personne n’a jamais vues en réalité, mais dont nous dépendons. Mais en fait,
ce territoire conceptuel de profils imprécis qu’est le champ des identités ne
peut être autre chose qu’en centre vide, un espace-temps creux où se déroule l’interminable
série de liaisons et de ruptures et où seul importe le “je” ou le “nous”.
On parle ainsi constamment des identités, mais ces dernières sont-elles
autre chose que leur propre dramaturgie –fêtes, défiles, proclamations -, toute
cette panoplie grâce à laquelle nous nous convainquons nous-mêmes et convainquons
les autres qu’il existe quelque chose de consistant et de continu que nous
sommes, dans un monde dans lequel en réalité tout s’hybride et se fragmente?
Effet optique destiné à convertir magiquement le réel – épars, inconsistant,
brisé en morceaux –en imaginaire- éternel, solide, compact-, l’identité se réduit, examinée avec
attention, à une entité fantomatique dont la représentation n’est possible que
parce qu’elle n’est pas autre chose que sa propre représentation, réverbération
d’une réalité qui n’existe pas, n’a jamais existé et n’existerait pas si ce
n’était précisément par ses mises en scène périodiques. De là l’importance de
toutes ces célébrations, au cours desquelles un groupe humain s’affirme comme
tel, afin que son identité puisse se réaliser réellement à quelque occasion, en
quelque lieu, même de façon momentanée, pour offrir à son désir et à sa
nécessité la possibilité éphémère de s’incarner.
Que sont les identités – ethniques, nationales, sportives, esthétiques ou
de tout autre type- sinon des produits sui generis qui permettent à un groupe
qui permettent à un conglomérat humain, formé par des individus que la vie de
tous les jours voit s’agiter ici et là sans aucune relation entre eu, de faire
réalité la fantaisie selon laquelle els ne forment qu’un seul corps et qu’une
seule âme? Il serait en fait possible d’affirmer que tous les êtres humains se
préoccupent tellement de mettre périodiquement en scène leur singularité
identitaire non parce que ces performances
qu’ils prennent soin d’organiser leur offrent l’occasion de l’être. C’est au service de cette seule représentation que nous voyons se mettre en marche une imposture de mémoire,
une manipulation de matériaux imaginaires –disponibles ou inventés –qui permet à la comédie identitaire
de revêtir un aspect d’authenticité qu’obtiennent seulement les mensonges que
l’autosuggestion collective s’accorde à considérer comme des vérités.
Et si cela se passe ainsi dans le cas des identités collectives, le
mécanisme qui permet à cette autre réduction à l’unité qu’est l’individu de
s’autoconvaincre qu’il existe un substrat indiscutable qui atteste la
permanence de l’être et que l’on appelle d’habitude sujet est assez similaire.
Comme dans le cas des identités communautaires, l’identité individuelle me
permet de sauver le réseau de
projections partiales et inégales dans lesquelles je me vois plongé sans cesse,
et de le faire à travers le fantasme d’un
«je» authentique et unique, qui reste immuable sous les
simulacres et les trahisons.
Face à l’illusion d’une suprématie absolue de l’Un sur le multiple, face à
ka croyance selon laquelle il existe un univers de l’inaltérable stables,
chargées de la vérité des choses, la pratique du réel, là où il n’y a que des
fluctuations, des émergences et le travail inlassable du hasard. D’une certaine
façon, nous savons que dans ce théâtre qu’est la vie sociale, il y a des
personnages, mais pas des acteurs, et ce jeu de transformations adaptatives
auquel nous ne cessons jamais de jouer
est régi par un critère qui n’est pas celui du vrai mais plutôt celui
vraisemblable. Là dans cette lutte acharnée pour être acceptable la question de
l’identité du sujet n’a pas de place. La personnalité ne se présente alors pas
comme une qualité immanente qui garantit l’identité de l’individu, mais plutôt
comme un attribut que lui confère un public qui se fait présent dans
l’actualité de chaque situation et qui n’accepterait jamais de se voir déçu. La
vérité de chacun se réduit alors non à une essence, mais à un travail corporel
pur : celui de la mise en scène de soi-même.
De façon similaire à ce qui se passait pour les identités collectives,
l’identité individuelle admet la conscience de sa fragilité par le biais
paradoxal de sa propre sacralisation. C’est parce qu’elle est faible, qu’elle
pourrait se casser à tout moment, que
l’identité se protège en devenant sacrée. C’est en tant que chose sacrée par
excellence que nous pouvons contempler toute identité comme une identité mystique
avec laquelle la relation est entourée de toute une série de
prudences et de protocoles. Comme n’importe quelle autre divinité, l’identité
est un être délicat qui passe son temps à réclamer une reconnaissance d’autrui
sans laquelle elle ne pourrait exister. Et c’est parce qu’elle n’existe pas
qu’il faut craindre, l’aduler et la respecter, c’est parce qu’elle n’existe pas
qu’il faut lui rendre ce culte, car que deviendrait-elle sans les occasions
qu’elle a de se nommer et de se faire nommer, où quelqu’un affirme l’avoir vue
s’imposer en quelque lieu ou quelque moment, si elle n’était que ce qu’elle
est: une hallucination, un prodige de l’imagination humaine ?
Perdus dans un marécage d’incertitudes et d’ironies, à deux doigts d’être
engloutis par un monde du quotidien envahi par les sables mouvants, la fixité
de l’identité nous rachète et nous
sauve. Nous nous cachons donc le grand secret de sa non-existence, l’évidence
qu’il n’y a aucun «nous» ni aucun «je» qui survive à
une vérité sans forme, dans un espace sans limites où tout gesticule et change,
surface glissante et inconstante sur laquelle nous sommes toujours sur le point
de nous briser en mille morceaux… et nous nous brisons.